Certains pères de famille n'aiment pas que leurs fils s'occupent de pigeons ( de poules,
d'oiseaux ou d'autres animaux ), ils ont peur que cela ne fausse leur bon goût ou ne les
fasse tomber en mauvaise société. Qu'il me soit permis d'approfondir ce sujet. Tout père de
famille m'accordera, je pense , que j'ai qualité de le faire, car je suis un père dont les
enfants - je dis enfants, mais il y a longtemps que les aînés ne le sont plus, - ont été
encouragés à tenir toutes sortes de bêtes. Mes fils ont bien fait leur chemin et je pense
qu'en leur permettant de tenir des pigeons, j'y ai contribué pour quelque chose. Je puis
encore parler parce que j'ai été amateur de pigeons de race pendant toute ma vie; depuis mon
enfance, mon respectable père m'a encouragé à élever des pigeons et lui même , lorsqu'il avait
au delà de quatre-vingts ans, trouvait encore grand plaisir à examiner un bel oiseau, poule
ou pigeon, bien réussi.
Je commencerai par faire remarquer que la moitié de notre vertu provient de l'ignorance du
vice et que si vous occupez l'intelligence d'un jeune garçon de choses innocentes , il sera
moins porté à rechercher les choses mauvaises.
Donc, quel que soit son goût, ce penchant naturel que rien ne peut changer, permettez-lui de
le suivre. Il lui faut un dada, laissez-le lui enfourcher. II faut que jeunesse se passe.
Chaque garçon a sa passion à lui. Vous ne pouvez la détruire , elle est la force de son
caractère , et plus cette passion est prononcée , plus je l'aime.
L'un va en vélocipède, l'autre travaille au tour, un troisième met son ambition à sauter le
plus haut ou à faire des armes. Tout cela est parfait, les exercices de gymnastique sont
spécialement salutaires car ils disciplinent moralement aussi bien que physiquement en
apprenant à se ménager pendant l'entraînement.
Tel garçon est né pêcheur, tel autre entomologiste, l'un sera ardent botaniste, l'autre sera
ornithologiste, il grimpera sur tous les arbres pour chercher des nids et se cachera des
heures entières pour surprendre le chant et les mœurs des oiseaux. Il aura son plaisir à
faire collection de leurs oeufs et à empailler leurs peaux. Ici et là se montre un aviculteur
passionné, peut-être tiendra-t-il des petits oiseaux en cage ou, pour venir à notre sujet,
seront - ce des pigeons. II aime à lire dans les livres qui en traitent, regarde aux fenêtres
et se penche au dessus de la porte d'une boutique de marchand de pigeons; son plus grand
bonheur est d' être admis dans quelque pigeonnier et d'entendre l'amateur lui expliquer les
qualités de ses oiseaux préférés.
Mais le père dit: je veux bien que vous vous occupiez de gymnastique, d'ornithologie,
etc... , mais tenir des pigeons est par trop commun. Comment ! Dimanche dernier j'ai
encore rencontré deux sales individus à casquettes de soie, à souliers éculés, un
brûle-gueule à la bouche, ils portaient un panier plein de pigeons qu'ils allaient
lâcher. De vrais voyous ! A cela je répondrai : Ces hommes ne sont pas des amateurs de
pigeons, ce sont des piliers de cabaret, des parvenus de bas étage. Ont-ils des yeux
pour le beau ? Pas du tout, mais ils ont un oeil pour l'écume couronnant un grand verre
de bière et un autre pour se le faire donner pour rien.
Le véritable amateur de pigeons, disait mon ami Lewis Wright, " pratique la culture de
fleurs vivantes " , il va à la recherche du beau dans le plumage, l'œil et la forme, il
tâche d'arriver à l'idéal. Voilà l'amateur de pigeons ! Essayer d'obtenir l' œil perlé,
la coquille sur la tête, le nombre exact de plumes blanches dans l'aile, ou la boule
parfaite du Boulant, ou sa mince poitrine, ou la beauté de statue du carrier. Un garçon
ou un homme qui essaye d'obtenir ces perfections et cent autres beautés de ce genre et
dont l' œil brille de contentement lorsqu'il a réussi ou qu'il a vu un autre réussir,
voilà l'amateur de pigeons.
Un pareil jeune homme a un dada qui occupe son intelligence et en éloigne le mal. Je
ressens de la reconnaissance pour un père qui me permit de tenir des pigeons pourvu que
j'en eusse bien soin, J'avais à les nourrir régulièrement, à les tenir proprement, à
leur fournir toujours de l'eau fraîche, en un mot à les traiter comme ce que l'on aime,
Et je les aimais, et je ne quittai pas le bon chemin, car je n'avais pas d'heures
d'oisiveté, mes pigeons prenaient tout mon temps
Lorsque , comme moi on avance en âge, que l'on va entrer dans la soixantaine, il arrive de
reporter sa pensée sur un passé lointain. Cela m'arrive quelquefois à moi. Je revois
l'ancienne école avec ses pupitres en chêne ( j'ai même coupé mon nom dans l'un d'eux ).
Je revois la rangée de jeunes garçons, et je me demande ce qu' ils sont devenus ? Un grand
nombre n'y sont plus, d'autres ont mal tourné et c'étaient précisément ceux qui étaient
trop paresseux pour avoir un dada, ceux qui n'aimaient pas à jouer au cricket, qui ne
voulaient ni un oiseau ni un lapin, parce que cela leur donnait trop de besogne. Les
jeunes gens les plus mauvais sont ceux qui n'aiment qu'à flâner, oisifs à l'école, oisifs
hors de l'école, ne se souciant d'aucun dada.
]'ai déjà eu l'occasion de raconter l'histoire de cette humble mère écossaise, qui disait
qu'elle ne réclamait pas contre ce peu de poussière et de sable que donnaient les pigeons.
Cela ramène mes gamins chez moi de bonne heure, disait-elle. Revenons au plaisir qu'un petit
garçon peut avoir par ses bêtes. Il est fier de tenir la clef du pigeonnier dans sa poche,
fier de montrer ses oiseaux et d'ouvrir leurs ailes entre ses doigts, fier de savoir manier
ses pigeons en vrai connaisseur, Puis c'est un stimulant toujours favorable au
développement de l'intelligence d'un jeune homme ; il apprend à comparer les mérites et à
connaître les défauts, C'est ainsi que les goûts se forment dès les débuts.
Encore quelques années de plus et en règle générale il ne s'en formera plus de nouveaux
, on apprend à patiner, à jouer au cricket et à d'autres jeux avant l'âge de quinze ans,
ou on ne l'apprend généralement plus du tout. Les premiers goûts reviennent dans l'âge
mûr, adoucis par une vie de travail. Songez à l'ennui d'un directeur de banque retiré
et invalide qui, durant quarante années, n'a lu chaque jour que l'article financier du
Times et ne s'est jamais soucié de lire autre chose, songez aussi à l'invalide
sans dada, qui tous les matins lit nonchalamment le journal et ne sait plus que faire
après. J'ai connu des gens retirés des affaires, n'aimant ni jardin ni bêtes s'adonner
à la boisson ne sachant comment passer leur temps. Tout le monde ne peut s'occuper de
lecture, mais si, étant jeune, un homme a eu le goût des oiseaux, des volailles, des
pigeons, - ou de toute autre bête, c'est égal laquelle - il retournera avec bonheur
vers ses anciens amis et sera heureux, une exposition de volailles ou de pigeons sera
une fête pour cet homme.
Mais le maître de la maison pourrait avoir d'autres observations à faire, "Les pigeons
font des dégâts dans le jardin ". C'est ce que dit le jardinier infidèle qui met ses
larcins sur le compte des pauvres oiseaux. Ils ne font pas de tort dans le jardin, ils
n'ont ni ongles pour gratter ni bec pour forer; ils aiment à becqueter dans le mouron
et d'autres graines, et vous pouvez bien vous passer d'un plat de laitue qu'ils
entameraient par hasard. Mais ,dit un autre, " ils abîment le toit en détachant le
mortier ) . Donnez-leur une terrine plate ou une soucoupe remplie de vieux mortier
concassé, ajoutez-y du sel et du sable et les pigeons ne toucheront plus à d'autre
mortier dont ils ont besoin pour former les écales de leurs œufs . " Ils gâtent l'eau
de pluie " dit un autre; ne laissez pas voler trop de pigeons à la fois, ou tenez-les
en volière.
Mais souvenez-vous que quand vous avez un jardin , la colombine a une grande
valeur. Je recommande de ne laisser tenir à un jeune garçon qu'une variété à la fois, et
qu'il tâche de l'élever aussi près de la perfection que possible.
J'ajoute encore : Insistez pour qu'il tienne ses oiseaux proprement, qu'il leur
distribue de la nourriture deux fois par jour , et une fois par jour de l'eau fraîche,
- mais qu'il fasse cela lui-même et non pas qu'il le fasse faire par un domestique.
" Faites manger vos bêtes avant de manger vous-même " , voilà une règle d'or.
Quant à moi, je n'ai jamais permis à mes enfants de tenir des pigeons voyageurs, de
peur que cela ne les excitât à parier. J'ai un petit gamin de dix ans qui est très bon
amateur. Quant à ses frères - ceux qui ont fait leur chemin - lorsque l'un d'eux, qui
fait partie du clergé, s'installa l'année dernière dans sa première cure, il me demanda
pour l'aider à trouver un coin où il pourrait tenir quelques Boulants de Norwick.
Son frère qui est en Australie m'écrit: " ]'ai un colombier de culbutants, les plus
beaux que j'aie pu trouver; mais j'ai peur que " Wiltshire Rector ne les trouve pas
parfaits " .
Et maintenant, pères de famille qui avez des garçons amateurs de bêtes, surtout de
pigeons, j'ai plaidé leur cause; croyez-moi, vous ne regretterez jamais le jour où vous
leur aurez permis - et vous le permettrez, n'est ce pas ? - de tenir quelques pigeons
de fantaisie.
Quant à vous , chers enfants, récompensez "Wiltshire Rector " en traitant vos oiseaux
avec amour, en évitant toujours de leur faire aucun mal, ou de donner lieu à votre père
de regretter d 'avoir donné libre carrière à votre passion pour les pigeons de fantaisie.